dimanche 13 octobre 2013

Le Roman Feuilleton


Aventures vénitiennes 
L'Alcyon de Nanard
Chapitre 1: Roberval et Robespierre
Troisième partie



En hiver, les vitres mal serties du fenestron laissaient passer l'humidité et le froid. Là, au cœur de l'été, le problème ne se posait pas. En revanche, le moindre son, répercuté par le sol bétonné et les murs rapprochés, prenait une ampleur, une tonalité et une résonance démesurées. A vous empêcher de roupiller... Habituellement, ce n'était guère gênant : le coin était plutôt silencieux. A part parfois un cri de rage ou de douleur, et inopinément la plainte inarticulée d'un pauvre type en train de croire qu'il perdait la raison. La routine.

Mais là, pour tout dire, c'était plutôt dérangeant. Depuis quelques heures, le crissement zézayant de la scie appuyait, lancinant, sur les nerfs. Les jurons sporadiques de l'ouvrier résonnaient sinistrement. Chaque coup de marteau ou de maillet, répercuté par cet écho blafard, vous enfonçait un coin dans le moral. La construction de la veuve provoquait des insomnies chez tous les détenus. Même les courtes peines. Et si par hasard ça n'avait pas suffi, les projecteurs qui éclairaient a giorno la cour de la maison d'arrêt vous brisaient les dernières illusions de nuit.

Allongé tout habillé sur sa couchette, seul dans sa cellule, Jerry Goodtime ne prêtait pas attention à la lumière pâle qui éclairait d'une nuit inédite, portée par de longues ombres incertaines, les murs crasseux et le pauvre mobilier. Les yeux fermés, immobile, calme, il écoutait les charpentiers à l'œuvre. On lui avait décrit le protocole, un peu avant l'aube, si la grâce présidentielle ne tombait pas. A cette heure, il ne pouvait rien faire de plus. Alors il attendait. Tranquille.

Il eut une brève pensée pour son parcours européen, commencé en septembre 1944. Oui, il faisait partie de la 101ème Airborne ; non, il n'avait pas fait le D. Day. Il était arrivé plus tard, pour MarketGarden. Dès son parachute dégrafé, il avait déserté. Il n'avait pas eu de problème pour se faire aider par les civils. Les armes de guerre, ça sert aussi à ça... Et à éviter les plaintes ultérieures auprès de la Police Militaire...

Pour Jerry, le sens de la survie était un vrai talent. C'était un point commun qu'il avait repéré d'entrée chez Kurt Komodd, double mètre rougeaud et fruste dégoté au fin fond d'une grange brabançonne, entre les brancards d'une fermière déjà plus morte que vive. On ne peut pas dire que les deux héros aient sympathisé. Cependant, tout en se menaçant mutuellement de leurs feux respectifs, ils avaient très rapidement compris le potentiel qu'ils pouvaient exploiter en travaillant en binôme. Deux professionnels efficaces et sans états d'âme. La formation militaire, ça a du bon.

C'est la fin de la guerre qui lança officiellement leur nouvelle carrière. De ville en ville, ils abandonnaient parfois derrière eux quelques bijoux dépareillés, ou des devises mal liassées. Toujours, en revanche, ils laissaient quelques cadavres joyeusement torturés. C'est important de joindre l'utile à l'agréable.

Au début, dans le chaos, personne n'avait trop remarqué leur petit business. Puis, la traînée de sang avait fini par se voir. Les condés s'étaient mis à leurs trousses. La traque avait duré quelques années jusqu'à ce qu'ils se fassent choper, bêtement, en Creuse, pour une histoire stupide d'ampoule grillée sur la Hotchkiss qu'ils avaient prise à leur dernière victime, un joaillier de Montluçon.

Une fois pris, les choses étaient allées vite. Le procès, sans être bâclé, avait été expéditif. Les bavards s'étaient débrouillés comme des chefs, mais en vain. Le passif était tel... Alors cette nuit, Jerry entendait, sans vraiment l'écouter, les différentes phases du montage de l'échafaud par le gendre à Deibler et son assistant.

Sans se relever, il s'alluma une Camel : il n'avait jamais réussi à s'habituer au rugueux tabac brun proposé par les marques françaises. Serein, il regardait le plafond. Il eut une pensée vaguement amusée à l'idée du grand Komodd sur la bascule, avec son cou de taureau sous la lame biseautée...

Soudain, il entendit des pas dans le couloir. Un homme seul. Il se redressa lentement, s'assit sur le bord de sa couchette, et écrasa sa clope. Les pas s'arrêtèrent devant la cellule, puis le cliquetis métallique du judas précéda le grincement du loquet. La porte s'ouvrit, et la silhouette d'un gardien se dessina dans le rectangle de lumière jaunâtre du couloir.

« Godtime (les matons n'avaient jamais réussi à prononcer correctement son nom), debout. Le directeur veut te voir ».

Jerry se leva, tranquillement et tendit ses poignets au fonctionnaire, qui lui passa les poucettes. Puis les deux hommes se mirent en marche. Dans le couloir, les bruits de constructions étaient plus lointains, comme étouffés. Le condamné marchait d'un pas flegmatique. Un sourire s'élargissait sur son visage.



A suivre ...





© - France – 2013 – Bruno Deléonet pour Scotapowa Rumble – 06 87 16 82 38 – bruno.ledm@gmail.com

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