dimanche 19 janvier 2014

Le Roman Feuilleton

Aventures vénitiennes
L'Alcyon de Nanard
Chapitre 2: Sanson et Guidon





Le jour se levait, mais il faudrait encore un bon moment avant que les lieux baignent dans le lumière lourde de cette fin d'été. La nuit n'avait pas suffi à apporter un minimum de fraîcheur, et les gardiens transpiraient déjà en avançant dans les couloirs obscurs de la prison. Ils se dirigeaient sans hésiter dans la pénombre percée de loin en loin par l'éclairage faiblard d'une veilleuse.

Leur chef éclairait toutefois leur itinéraire avec une lampe de poche afin de guider leurs accompagnateurs, un jeune prêtre blême, et un avocat morose.

Personne ne disait mot.

Sans le faire exprès, le petit groupe marchait à l'unisson, à une cadence lente et hiératique. Leurs pas résonnaient sinistrement dans les allées cimentées, entrecoupés par le cliquettement des serrures successivement ouvertes puis refermées à mesure de la progression dans les travées sécurisées. Parfois, quelques ronflements au passage devant une cellule, ou l'écho furtif d'un geignement endormi renforçaient l'allure sinistre de cette marche lente. 

Enfin, le chef des gardiens s'arrêta devant une cellule. « Nous y voilà », chuchota-t-il. Puis, alors que les autres ombres s'immobilisaient autour de lui, il éclaira le cadran de sa montre à l'aide de la lampe de poche, et indiqua: 
« On est un peu en avance, il va falloir attendre. »

Aucun bruit, ronflement ou geignement, ne sourdait de derrière la porte. On aurait pu croire la cellule vide. Les uns après les autres, les hommes soulevèrent l'œilleton pour prendre la mesure de ce qui les attendait. Le prêtre, dernier à questionner le judas, se retourna en tremblant et commença d'égrener son chapelet... « Il... Il dort ! » constata-t-il, stupéfait.

Tranquillement allongé sur sa couchette, Kurt Komodd dormait en effet. Profondément. Sereinement. Son souffle était lent et régulier. De temps en temps, un léger sourire, signe d'un rêve agréable, plissait son visage. Les pieds du géant pendaient aussi tranquillement du bât-flanc que s'il avait fait une sieste dans une barque lors d'une partie de pêche.

Comme tout les soirs, il s'était couché à l'extinction des feux et s'était endormi comme une masse, sans se soucier de la lumière agressant son fenestron ou des bruits de mauvais augure qui montaient de la cour. Pourquoi changer ses habitudes ? Il savait ce qui l'attendait mais n'en concevait apparemment aucune angoisse. Alors il vivrait normalement sa vie de détenu. Jusqu'au bout.

L'heure exacte venue, le gardien-chef décrocha son trousseau de clefs de la ceinture et entreprit d'ouvrir la lourde serrure. Il demanda aux civils de s'éloigner un peu, « ici, il n'a jamais fait d'esclandre, mais on sait de quoi il est capable », tandis que ses collègues s'attroupaient autour de lui.

Apparemment, le bruit de la clanche n'avait pas réveillé le détenu, qui resta immobile pendant que tous les gardiens entraient dans la cellule. Puis le chef se racla la gorge. Il avait appris le texte officiel par cœur, il ne voulait pas compromettre ce moment par une quinte de toux malvenue.

«Kurt Komodd, le... » Mais le condamné ne se réveillait pas. Désarçonné, le chef adressa un regard implorant à ses collègues, qui se contentèrent de hausser les épaules. Puis, au bout de longues secondes, un des matons s'approcha du colosse et lui secoua délicatement l'épaule : « Komodd... Hé... Komodd ! Réveille-toi ! »

Enfin le détenu ouvrit les yeux. Avisant les gardiens, il leur sourit en s'adressant à eux sur un ton affable : « oh, bonjour messieurs. Excusez-moi de vous avoir fait attendre. » Puis, sans se préoccuper de leurs mines interloquées, il entreprit posément de s'habiller. Passant sa chemise dont il avait déjà déchiré le col, il leur fit un clin d'oeil : « je ne veux pas vous donner trop de travail... » Dans le couloir, l'avocat blêmissait, et le jeune prêtre était à deux doigts de défaillir.

C'est d'ailleurs à lui que s'adressa en premier Komodd lorsqu'il sortit de sa cellule à petit pas, les chevilles et les poignets étroitement entravés : « Vous pouvez repartir, mon père. Dehors, vous serez plus utile avec ceux qui peuvent être sauvés... », dit-il sur un ton badin.

Le gris blême de l'aube commençait à vaincre l'obscurité lorsque le groupe arriva, clopin-clopant, au greffe. Komodd écouta les déclarations des magistrats, refusa la messe, et salua cordialement le directeur de la prison, qui semblait au bord de la syncope : « ça va bien se passer, ne vous en faites pas ».

Enfin, il après avoir bu un café et du rhum, il attendit l'instant fatidique en s'entretenant quelques instants avec son avocat en fumant une cigarette. Puis, sur un signe de l'exécuteur, il se leva, se tourna vers les gardiens : « merci pour tout messieurs, vous avez été parfaits », et sortit dans la cour.

Avisant la guillotine qui l'attendait, il se pencha vers son avocat : « et Jerry ? C'est fait? » Réprimant un début de nausée, celui-ci eut le plus grand mal à répondre : « non, il passe juste après vous. Les officiels l'attendent au greffe.

- Ah... D'accord » dit Komodd en opinant.

Puis il s'approcha de la machine tranquillement, sans même que les assistants de la Veuve aient à le soutenir.

Une fois devant la bascule, il inspira un grand coup, et dit d'une voix forte et claire : « messieurs, je vous souhaite une belle journée ». Puis il se carra contre la planche comme s'il s'installait dans un fauteuil confortable, le bourreau ajusta les liens, et renversa la bascule à l'horizontale.

Au moment où un des aides ajustait sa position dans la lunette, il entendit un remue-ménage dans le greffe, mais il y eut un déclic, et le couperet s'abattit sur sa nuque avant qu'il ait conscience de la cause de ce désordre.

La tête de Kurt roula à côté du panier, mais personne ne s'en soucia : un gardien, atterré, se précipitait vers le bourreau en criant : « Goodtime s'est évadé ! » 

A suivre ...

© - France – 2013 – Bruno Deléonet pour Scotapowa Rumble – 06 87 16 82 38 – bruno.ledm@gmail.com

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