vendredi 14 juin 2013

Le Roman Feuilleton

Aventures vénitiennes 
L'Alcyon de Nanard
Chapitre 1: Roberval et Robespierre
Première partie



Rencogné au fond de sa chaise, Fredo Barbotine considérait, dans la semi-obscurité, le bureau en face de lui d'un œil morose. A part lui, la pièce était vide. Depuis son interpellation, à la sortie du petit clandé de la place Fontaine des Barres, il n'avait vu personne. Il était seul dans ce bureau qui sentait le renfermé, l'encre et le papier rassis. Qui sentait le flic.
A vrai dire, Fredo n'en menait pas large. Il ne savait pas pourquoi il était là et, forcément, c'était dérangeant de se savoir innocent et bientôt soumis à un interrogatoire... Déjà que ce n'est jamais un plaisir de se retrouver enchristé, alors quand on n'a rien à se reprocher...
Bon, bien sûr, c'était pas un enfant de cœur, Fredo. Ancien ouvrier porcelainier chez Lazeyras, il avait vite compris que sa paye hebdomadaire ne lui permettrait pas de mener grand train.

Alors il s'était tourné vers le noble art. Au Red Star, comme il se doit. C'était là qu'il avait gagné son surnom de « Barbotine ». Eu égard à son ancien boulot, bien sûr ; mais aussi parce qu'il s'était construit un style assez étrange, alternant entre jabs souples et agrippage aux gants de l'adversaire. Un vrai sac de glu. Comme la barbotine, ce mélange à base de kaolin à la fois fluide et gluant dont on fait la porcelaine.

Ce style, peu orthodoxe, lui réussissait généralement bien pendant le premier round, jusqu'à ce que le gars en face décide de lui rentrer dedans franchement. Et là, quand ça chauffait, Fredo s'entêtait à réagir comme la barbotine : il se desséchait sur pied, perdait sa souplesse, et se transformait en un alliage sec et trop fragile. Surtout au niveau de la mâchoire.
C'est d'ailleurs à cause de fractures répétées de cette dernière que la carrière de Fredo prit très rapidement fin : tout le monde sur la place le connaissait, et savait le mettre sous l'éteignoir en deux coups les gros : une belle série de taquets dans les gencives et hop ! Le tour était joué... Les dominos du Fredo valsaient sur le ring, pendant qu'il se faisait compter out. Son dernier combat dura 17 secondes...
Bref, le moment était venu pour Fredo de sérieusement envisager un recyclage. Il retourna donc traîner du côté de l'atelier porcelainier. Pas pour y travailler, pour sûr : pour y recruter. Pour sa nouvelle affaire. Du velours. C'est que l'ouvrière rêvasse à un destin de vedette lorsqu'elle tire au pinceau les filets d'émail sur la future porcelaine...

Alors, en douceur et avec son style gluant, il enrôla peu à peu un petit cheptel de trottins en rupture de starification, et les plaça dans des studios de la rue Baudelaire, organisés façon clandé. Il évitait le trottoir. Parce que c'était vulgaire, et surtout parce que c'était le domaine des grenoblois. Des hommes du milieu, des vrais. Pas des tendres.
Fredo, lui, était plutôt un demi-sel, et il l'assumait. Ca lui convenait bien, d'être le julot-casse-croûte de ces demoiselles, qui toutes l'adoraient avec son air ombrageux et ses costumes croisés. Il faut dire qu'il les traitait bien, leur laissant une marge confortable, et ne les cognant pour ainsi dire jamais...
En ville, tout le monde le connaissait, et dans le fond l'aimait bien. Même les poulets. Faut dire que, tant qu'il pouvait rendre service...
Mais là, ce soir, c'était une autre musique. Les pandores étaient arrivés à la volée, sur leurs vélos grinçants, et d'un vol de capotes l'avaient enchristé en pleine rue. Un truc à ruiner la réputation. Même pour une balance notoire.
Et voilà. Maintenant, Fredo était assis, là, se posant beaucoup de questions... Avisant un bottin sur un meuble de classement, il se félicita d'habiter un petit département comptant somme toute peu de postes d'abonnement public...
Peu à peu, il se détendait : il n'avait rien à se reprocher, il ne pouvait pas lui arriver grand chose... Soudain, un fracas le tira de ses réflexions, et il tourna un visage subitement angoissé vers la porte du bureau derrière laquelle se profilait une ombre menaçante...


A suivre ...

© - France – 2013 – Bruno Deléonet pour Scotapowa Rumble – 06 87 16 82 38 – bruno.ledm@gmail.com

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